dimanche 18 janvier 2009

Florine

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Le moulin... par Dimitri Depaepe
Le moulin... par Dimitri Depaepe
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Florine

Il y avait une fois un veuf, qui avait une fille qui se nommait Florine. Quand celle-ci eut atteint l'âge de quinze ans, il se remaria avec une veuve qui avait une fille du même âge que Florine, mais qui était aussi laide que Florine était jolie.

La belle-mère était jalouse de la beauté de Florine. Elle la faisait travailler toute la journée et ne lui donnait presque rien à manger. Quant aux bijoux et aux toilettes que le père envoyait, tout cela était pour sa fille Truitonne. Celle-ci avait tout, et quand elle était dégoûtée d'une toilette ou de quelque objet, elle le donnait à Florine qui obéissait doucement, sans répondre.

Un jour, la belle-mère trouva que Florine ne travaillait pas assez. Elle l'envoya toutes les nuits moudre du blé dans le vieux moulin qui était hanté.

Florine emmena avec elle son petit chien et son petit chat. On lui donnait deux morceaux de pain, un rassis et un frais. Elle gardait toujours le pain rassis pour elle et donnait le pain frais au petit chien et au petit chat. A minuit, elle entendit frapper à la porte du moulin.
« Qui est là ? demanda-t-elle.
— C'est moi », répondit une grosse voix.
C'était un revenant.
« Que faire, mon petit chien, mon petit chat ?
— Dis-lui, répondirent-ils, qu'il t'apporte une belle robe et un chapeau. »
Elle demanda une belle robe et un chapeau. Quelque temps après, on entendit encore frapper à la porte, et la même voix qui dit :
« Ouvre-moi, j'apporte ta robe et ton chapeau.
— Que faire, mon petit chien, mon petit chat ?
— Dis-lui qu'il t'amène des chevaux, des laquais et un carrosse, avec tous les ornements qu'il faut pour une princesse. »
Elle demanda tout cela. Quelque temps après, la voix dit encore :
« J'ai tout apporté. Ouvre-moi. »
Florine fit la même demande au petit chien et au petit chat. Ceux-ci lui répondirent :
« Dis-lui qu'il rapporte de l'eau dans un panier percé et qu'il ne s'arrête qu'à l'heure où le coq chantera. »
Elle demanda cela, et le mort ne revint pas de la nuit.

Le lendemain, la belle-mère, en voyant arriver Florine, qui revenait du moulin avec tant de richesses, voulut y envoyer sa fille la nuit suivante. Elle y alla, et quand elle fut arrivée au moulin, elle donna le pain rassis au petit chien et au petit chat, et elle mangea le pain frais.

A minuit, le mort vint frapper à la porte. Elle leur demanda :
« Qu'est-ce qu'il faut faire ? »
Ils répondirent :
« Cherche toi-même. Tu as mangé le pain frais. C'est à toi de trouver. »
A ce moment, le revenant entrait. Truitonne eut tellement peur qu'elle pensa l'apaiser en l'appelant « mon oncle », et elle lui dit :
« Oh ! mon oncle, vous avez de grandes mains.
— C'est pour mieux te saisir, mon enfant.
— Oh ! mon oncle, vous avez de beaux yeux.
— C'est pour mieux te voir, mon enfant.
— Oh ! mon oncle, vous avez un beau nez.
— C'est pour mieux te sentir, mon enfant.
— Oh ! mon oncle, vous avez de grandes dents.
— C'est pour mieux te manger, mon enfant. »
Et le revenant mangea Truitonne. Quant à Florine, elle vécut dans le bonheur, avec un gentil jeune homme qu'elle épousa.


Recueilli à Esconnets-de-Lannemezan (Hautes-Pyrénées).
Revue des traditions populaires, 1902.
In Contes occitans, Jean Markale - Stock, 1981



Texte qui complète le conte :
Ce conte est bâti sur le thème de Cendrillon avec des emprunts évidents au Petit Chaperon rouge, mais le traitement est original, car ce n'est pas grâce à sa marraine, la fée, que Cendrillon peut obtenir justice de sa belle-mère et de sa belle-soeur. C'est par son courage personnel, et aussi par les conseils du chien et du chat dont elle s'est fait des amis, qu'elle parvient à "manœuvrer" habilement le revenant. Les pouvoirs surnaturels de celui-ci, pouvoirs maléfiques, sont déviés de leur destination et servent à rendre à Florine le rang auquel elle a droit. On notera que, d'habitude, les revenants ne sont que des âmes en peine, attendant le moment où un être humain viendra à leur secours par un geste de charité. Ici, le revenant est plutôt d'essence diabolique : il dévore ses victimes et, comme tel, il s'apparente au vampire de l'Europe centrale, qui ne peut survivre dans sa vie nocturne que par le sang frais qu'il puise dans le cou de ses victimes. Il est également possible de voir dans ce revenant une figuration de la divinité créatrice et destructrice du monde, celle qui se nourrit de ce qu'elle a crée. L'équivalent mythologique se retrouve dans l'épopée irlandaise, dans le personnage de Dagada, dont le nom signifie le "Dieu bon", mais qui, en réalité, n'est ni bon, ni mauvais. Il se sert d'une massue : s'il frappe avec un bout de cette massue, il tue ; s'il frappe avec l'autre bout, il ressuscite. C'est aussi le personnage de l'Ogre (le latin Orcus) qui mange ses propres enfants, c'est-à-dire en fait le Chronos grec. Comme nous sommes dans un contexte chrétien, le revenant de ce conte a un aspect diabolique, mais en réalité, il est surtout terrifiant parce qu'il symbolise le temps qui dévore. La grande question qui se pose est donc de distraire le revenant de son but, en l'obligeant à accomplir certains actes. S'il accomplit ces actes, c'est dans l'espoir qu'on lui ouvrira la porte et qu'il pourra satisfaire son envie. Mais le chien et le chat, qui représentent la sagesse chamanique, la connaissance des secrets du monde, empêchent le revenant d'accomplir sa mission. La petite Florine est donc une sorte de prêtresse chamane : elle comprend le langage des animaux, converse avec eux et leur fait du bien. Ceux-ci mettent donc leur savoir à son service, tandis qu'ils le refusent à Truitonne, laquelle n'est pas initiée au chamanisme et ne comprend rien à ce qui se passe. D'ailleurs, dans tous les contes populaires, il y a un manichéisme latent : ceux qui sont beaux sont bons, et ceux qui sont laids sont mauvais. Tout se passe comme si la laideur était une tare, un obstacle insurmontable. Cette notion paraît très primaire, mais elle s'explique fort bien quand on prend l'image comme telle, c'est-à-dire sous sa forme symbolique. Car, idéalement parlant, le devise des Grecs, "beau et bon", est toujours valable. Le conte populaire transcende toujours le réel et décrit les grandes lignes d'une société qui n'est pas encore née. Mais cette société se fera un jour, comme l'aboutissement de tous les désirs inconscients des êtres humains à la recherche du bonheur, de l'équilibre et de la justice. Et dans cette société idéale où rien ne pourra être caché, la beauté est nécessairement l'aspect visible de la bonté. Voilà pourquoi Truitonne, la laide, est châtiée et Florine, la belle, est récompensée.


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